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Interview accordée par l’Ambassadeur LU Shaye à Vu du Droit
2023-06-03 17:41

Le 31 mai 2023, l’Ambassadeur de Chine en France LU Shaye a accordé une interview à Vu du Droit sur les relations sino-françaises, les relations Chine-États-Unis-Europe, les relations sino-africaines, la crise ukrainienne, le Sommet du G7 à Hiroshima, l’ordre international, etc.. Voici l’intégralité de l’interview :

Q : Excellence, bonjour. Tout d’abord, merci pour nous accorder cet entretien. Le système médiatique français n’est pas toujour rigoureux dans sa façon d’aborder les problèmes du monde, dans la façon parfois de traiter la République populaire de Chine, qui est un immense pays et une immense civilisation. Je vous remercie encore parce que je suis tout à fait honoré que vous me receviez et acceptiez de parler aux gens qui nous suivent maintenant et depuis un certains temps et auprès desquels nous essayons de faire la réinformation et aussi de leur donner une image plus conforme au réel que présentent parfois les médias français. La première question que je souhaite vous poser, c’est tout simple : si vous pouvez nous dire qui vous êtes, quel est votre trajectoire diplomatique qui vous ammène à ce poste ?

R : Je m’appelle LU Shaye, Ambassadeur de Chine en France depuis juillet 2019. Ca fait presque 4 ans. Ça m’a plu d’être Ambassadeur en France qui est un grand pays. C’est le général de Gaulle qui a la vision stratégique et le courage d’un grand homme d’État de reconnaître la Nouvelle Chine, à savoir la République populaire de Chine, dirigée par le Parti communiste chinois en 1964. Alors c’est l’année où je suis né.

Q : C’est symbolique.

R : C’est symbolique. J’ai fait mes études universitaires à l’Institut de diplomatie à Beijing de 1982 à 1987. Après être diplômé de l’Institut, je suis entré au Ministère des Affaires étrangères de Chine, et mon premier poste à l’étranger, c’était en Guinée Conakry, un pays francophone, en 1988. J’ai passé trois ans dans ce pays-là, qui est aussi un pays très ami de la Chine. La Guinée a été le premier pays subsaharien à établir les relations diplomatiques avec la Chine. Après, je suis retourné au Ministère et travaillais au département de l’Afrique, depuis quoi j’ai fait l’Afrique pendant dix ans d’affilée. Et après j’ai eu l’occasion de travailler pendant une période très courte en France, à l’Ambassade de Chine en France, de 2001 à 2003. Après, je suis rentré en Chine, toujours au département de l’Afrique, comme directeur général adjoint. En 2005, la Chine a rétabli les relations diplomatiques avec le Sénégal, parce qu’à cause du problème de Taiwan, le Sénégal et la Chine avaient rompu leurs relations diplomatiques. J’ai été envoyé au Sénégal en tant qu’Ambassadeur. J’y ai travaillé presque quatre ans. Après, je suis rentré comme directeur général du département de l’Afrique au Ministère pendant quatre ans. J’ai fait l’Afrique pour presque de 25 ans. cela représente la plupart de ma carrière diplomatique. Avant de venir en France, j’étais Ambassadeur au Canada pendant deux ans et demi. J’ai aussi fait un petit détour à Wuhan dans la province du Hubei pour mieux connaître le développement économique et social de mon pays. Je pense que cette expérience est très importante pour moi de mieux faire la diplomatie, parce que la diplomatie est le prolongement des affaires intérieures. C’est grosso modo ma carrière diplomatique.

Q : C’est plus grosso que modo. C’est une carrière importante. Je constate que vous avez été confronté à la francophonie, et probablement un peu au Canada. Je partage complètement ce que vous dites concernant la nécessité de revenir au pays pour mieux appréhender son développement, pour ensuite emporter l’image à l’étranger.

Vous arrivez dans une période internationale qui n’est pas facile. Nous avons une crise et nous avons ce que le président Xi Jinping, sur le perron d’un des palais du Kremlin, disait à Vladimir Poutine : « Nous assistons à un changement qui ne s’est pas produit depuis 100 ans et c’est un changement que nous allons conduire ensemble ». Vous êtes l’Ambassadeur dans un des pays de l’Occident qui est membre du G7. C’est effectivement une période qui est un petit peu délicate. Vous avez accompagné le voyage d’Emmanuel Macron en Chine. Du point de vue diplomatique, c’est un succès, au point qu’Emmanuel Macron, en rentrant dans l’avion, a dit qu’il fallait que l’Union européenne accentue son autonomie stratégique vis-à-vis des États-Unis. Il y a eu une campagne de presse en France, des tenants de l’atlantisme qui a été assez violente contre cette prise de position. Comment est-ce que vous le ressentez ça ?

R : La visite du président Emmanuel Macron en avril dernier était vraiment un grand succès. Au niveau bilatéral, cette visite a renforcé énormément la confiance politique entre les deux pays et porté la coopération bilatérale à un nouveau niveau. Les deux pays ont signé plus de 40 accords de coopération, et émis une déclaration commune en 51 points qui a exprimé les points de vue et consensus de nos deux pays sur de différents problèmes dans le monde. La visite du président lui permet de mieux connaître la Chine, parce qu’il a visité non seulement Beijing, la capitale, mais aussi Guangzhou, une ville historique dans le sud du pays, qui est aussi très développée et très moderne. L’autre jour, j’ai reçu une délégation de la province du Guangdong dont Guangzhou est le chef-lieu, ils m’ont dit que le PIB du Guangdong s’est élevé déjà à plus de 1 500 milliards de dollars, pouvant être rangé parmi les top 10 au monde si on le considère comme un État. Le président Macron a visité Guangzhou, eu un échange très approfondi avec le président Xi Jinping sur les sujets d’intérêt commun. Cela l’aide à mieux comprendre la Chine et surtout les questions concernant la Chine, y compris le problème de Taiwan.

À son retour, il a émis son point de vue sur l’autonomie stratégique de l’Europe et sur la question de Taiwan. Je pense qu’il a tout à fait raison d’avoir cette vision. Parce que l’autonomie stratégique est dans l’intérêt de l’Europe. Si l’Europe veut jouer le rôle d’un pôle puissant dans un monde multipolaire, elle doit être indépendante.

Q : Il y a eu cette campagne des médias français, des médias atlantistes influencés par les États-Unis. Il y a eu ensuite la réunion du G7 avec un communiqué final signé par des pays de l’Union européenne, dont la France, qui m’a semblé, très contradictoire avec ce qu’avaient été les résultats de ce voyage, entre la déclaration commune du G7 et les déclarations d’Emmanuel Macron. Est-ce qu’il n’y a pas eu du côté chinois une déception ?

R : Vous avez utilisé le bon mot. La Chine est vraiment très déçue de cette déclaration commune. Le gouvernement chinois a fait des démarches auprès des pays du G7 pour exprimer nos mécontentement et protestation. Parce que dans cette déclaration commune, les pays du G7 ont fait des accusations gratuites vis-à-vis de la Chine sur presque tous les problèmes, que ce soit sur les problèmes de Taiwan, de Hong Kong, du Xizang (Tibet), de Xinjiang... Même sur la politique économique, ils ont créé le mot « coercition économique » pour accuser la Chine. Je sais que la France a essayé d’assouplir l’attitude du G7, mais quand même cette déclaration commune est tout à fait anti-chinoise.

Q : Alors se pose la question du fait de la difficulté qu’a l’Union européenne, qui n’est pas totalement homogène sur un certain nombre de questions, je pense à la Hongrie et à la Grèce. Mais est-ce qu’il n’y a pas le problème suivant ? C’est-à-dire aux États-Unis, il y a un courant belliciste très fort contre la Russie, à travers la guerre par procuration. On peut penser que c’est une guerre par procuration des deux côtés. Il y a une guerre par procuration de l’Occident par l’Ukraine, et du côté de la Russie, un affrontement avec l’Occident par procuration également de l’Ukraine, qui se retrouve dans une situation assez épouvantable. Ma question est que le courant anti-chinois est fort aux États-Unis, par des déclarations parfois très bellicistes. Est-ce qu’il n’y a pas du côté américain une volonté d’éviter l’autonomie stratégique de l’Europe en particulier pour l’enrôler un peu dans son combat anti-chinois ?

R : Je pense que maintenant les relations bilatérales entre la Chine et les États-Unis sont vraiment très mauvaises. Ce n’est pas à cause de la Chine, mais des États Unis, parce qu’ils ont l’intention de sauver leur hégémonie. Ils pensent que c’est la Chine qui lance le défi à leur hégémonie. En effet, la Chine n’a pas cette intention de défier quiconque. Ce que nous voulons, ce n’est que de mieux nous développer, de permettre à notre peuple de mener une meilleure vie. Mais les Américains considèrent toujours que si les autres pays sont plus forts dans tel ou tel domaine, cela constitue un défi pour eux. Dans ce cas-là, ils veulent embrigader leurs alliés pour endiguer et contrer ces pays. Dans le cas précis, c’est la Chine maintenant qui est leur ennemi principal. Ce que font les États-Unis ces quelques années prouve leur intention stratégique : endiguer la Chine. Ils pensent que leurs propres forces ne suffisent pas pour endiguer la Chine, qu’il faut avoir l’assistance des alliés. C’est pourquoi ils ont tout fait pour saboter les relations entre la Chine et l’Europe, qui ont eu auparavant de très bonnes relations. Même aujourd’hui les relations de commerce sino-européennes est à un très bon niveau, et le volume du commerce annuel entre nos deux parties s’élève à 800 milliards de dollars. Selon moi, les États-Unis essaient d’enfoncer un coin dans les relations sino-européennes, pour monter la Chine et l’Europe l’une contre l’autre et pour servir l’intérêt des États-Unis. Avant de saboter les relations sino-européennes, ils ont déjà réussi à saboter les relations russo-européennes avec le conflit en Ukraine. Tout le monde le voit clairement.

Ce qui me préoccupe est qu’en Europe, il y a des personnes qui disent qu’ils sont atlantistes, mais je pense qu’ils sont pro-américains. Ils n’ont pas conscience des intérêts vitaux de l’Europe. Ils croient que ce qu’ils font est dans l’intérêt de l’Europe, mais en réalité, c’est l’intérêt des États-Unis et au prix des intérêts de l’Europe. Dans ce conflit ukrainien, les pays européens ont sacrifié leurs propres intérêts pour servir la sauvegarde de l’hégémonie américaine. Ils ont coupé l’approvisionnement de l’énergie bon marché de la Russie, pour acheter à un prix quatre fois plus élevé des gaz et pétrole des États-Unis. Le prix alimentaire en Europe a eu une flambée et le taux d’inflation de l’année dernière a atteint 10%. Ce sont les prix payés par les européens pour servir la stratégie américaine.

Q : Je pense à mon pays en particulier, à ceux qui défendent les intérêts des États-Unis avant de défendre ceux de leur pays. Quand vous dites qu’ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font, je pense qu’un certain nombre se rendent très bien compte qu’ils défendent d’abord les intérêts d’un pays étranger. Je suis un patriote, c’est quelque chose qui me heurte.

Entre le 15 et le 28 mai, M. Li Hui, ancien Ambassadeur de Chine en Russie, est allé faire une tournée pour essayer d’expliquer le fameux plan en 12 points qui avait été présenté par le président XI Jinping. Quel est le bilan de cette tournée ? J’ai vu que Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères russe, était pessimiste et il a dit « Pour l’instant, ça ne peut pas avancer. »

R : Cette tournée de l’ambassadeur LI Hui dans plusieurs pays en Europe, y compris la France, a pour but de présenter le plan de paix de la Chine, pour promouvoir les pourparlers de paix entre les parties prenantes de ce conflit, y compris la Russie, l’Ukraine et d’autres pays européens tels que la France, l’Allemagne, la Pologne. Je pense que ce sont des pays cruciaux pour régler ce conflit. Mais ce ne sont pas tous les pays qui acceptent la proposition de paix en Chine. Parce que la situation sur place n’est pas encore favorable, les batailles continuent, et surtout derrière l’Ukraine, les États-Unis et l’OTAN n’ont pas envie de terminer cette guerre. Les États-Unis et les pays membres de l’OTAN continuent à fournir des armes, même des armes offensives et des armes sophistiquées, par exemple des avions de combat F-16, pour escalader et raviver la tension.

Bien sûr, les pays occidentaux ont une logique pour dire que cette guerre a été déclenchée par la Russie et que la Russie est un pays agresseur. Si on veut la paix, il faut que les troupes armés de la Russie se retirent du territoire de l’Ukraine. Mais de l’autre côté, on dit que cette guerre a été entraînée par l’OTAN, par cinq tours d’expansion de l’OTAN vers l’Est, ce qui a constitué une menace stratégique et sécuritaire majeure à l’égard de la Russie. L’OTAN a poussé sa frontière de défense vers la Russie de presque 1 000 kilomètres. Toutes les parties ont leur propre explication de l’origine du conflit. D’ailleurs, il y a encore des questions historiques entre la Russie et l’Ukraine. Si on s’accroche à ces problèmes très compliqués, ils ne peuvent pas être réglés d’un simple coup. Est-ce qu’on peut tout d’abord faire le cessez-le-feu et se retrouver autour de la table pour négocier ? Mais maintenant, on peut voir que du côté de l’OTAN et des pays occidentaux, ce n’est pas leur avis. Ils insistent qu’il faut que la Russie se retire de l’Ukraine pour entamer les négociations. Du côté russe, c’est le contraire.

La Chine n’est pas une partie prenante. Si la guerre continue, ce n’est pas notre responsabilité. La Chine avance sa proposition de paix, mais on ne peut pas obliger les parties prenantes à accepter notre proposition. Ce que nous faisons, ce n’est que pour faciliter les négociations et promouvoir le règlement politique.

Q : Excellence, je vais revenir quelques instants sur la polémique dont vous avez été l’objet après la déclaration avec le journaliste de LCI. Je l’ai entendu en direct. Je suis juriste. J’ai fait du droit international pendant longtemps. Voilà ce que j’ai compris. Ceux avec lesquels vous êtes indulgents savaient très bien qu’ils menaient une polémique de mauvaise foi contre vous.

Parce que ce que vous avez dit, c’est que la dislocation de l’Union soviétique est un événement métahistorique considérable, où on se retrouve avec l’ancien empire des Tsars récupéré par les Bolcheviques qui se disloquent. Avec une conférence internationale permettant de définir et clarifier les frontières respectives, on n’aurait peut-être pas les problèmes en Azerbaïdjan, en Arménie, à la frontière géorgienne et bien évidemment les problèmes posés aujourd’hui par l’Ukraine. Mais avoir dit dès lors que vous faisiez ce constat, en le regrettant peut-être de l’absence de cette conférence internationale, ça n’était pas nier la souveraineté des pays concernés, puisque la Chine les a tout de suite reconnus. Cette polémique était assez indigne.

La Russie, avant le processus déclenché le 24 février 2022, a proposé une conférence internationale de la sécurité en Europe qui aurait été la moindre des choses d’accepter pour discuter, pour s’affronter, pour ne pas passer des compromis éventuellement. Mais malheureusement, et vous avez raison, aujourd’hui les démarches pour la paix touchent à leur limite. On peut simplement espérer que les choses vont évoluer.

J’ai une avant-dernière petite question par rapport à l’Afrique, où vous avez fait une grande partie de votre carrière. La France entretient avec l’Afrique anciennement francophone un rapport particulier, et se voit au fur et à mesure évincée : le Mali, la République centrafricaine, le Burkina Faso... Et la Chine est présentée comme un « nouvel impérialiste » qui vient s’installer en Afrique et prend la place des Français. On reproche aussi à Wagner de faire la même chose. Quelle est votre position sur l’Afrique et sur son développement ?

R : Avant de répondre à votre question sur l’Afrique, je veux dire quelques mots sur cette polémique qui n’a pas eu longtemps. Je pense que c’était vraiment injuste de susciter cette polémique pour ces journalistes de LCI. Parce que c’était une interview que j’ai accordée à la télévision. Sur cette plateforme, je peux exprimer tous mes points de vue, d’autant plus que ce que j’ai dit n’était pas une légende. Ce n’était que mes points de vue personnels. Alors s’ils ne sont pas d’accord avec moi, on peut faire la discussion, ils n’ont pas besoin de lancer un mouvement d’attaque contre moi. Je sais que le lendemain de cette émission, ils ont fait une autre émission sur la même plateforme pour appeler quelques prétendus experts sur la Chine pour me condamner et m’accuser. Ce n’est pas honnête, n’est-ce pas ? Je pense qu’ils ont déjà dépassé la déontologie du journalisme.

On peut faire la discussion sur des questions historiques, sur la dislocation de l’Union soviétique, sur ce qui s’est passé à cette époque-là. Dans la Constitution de l’Union soviétique, il y a un article qui définit le départ des républiques participantes, et aussi d’autres articles qui définissent que la souveraineté de l’Union soviétique prime sur la souveraineté des républiques participantes. Si la question que je pose peut susciter l’intérêt de faire la recherche historique, c’est bien, n’est-ce pas ?

D’ailleurs, mon point de vue personnel n’empêche pas le gouvernement chinois d’avoir toujours des relations officielles avec ces pays ex-républicains de l’Union soviétique - la Chine était le premier pays à nouer des relations diplomatiques avec ces pays-là - cela ne contredit pas la politique officielle diplomatique de la Chine. On a monté cette affaire en épingle.

Q : Avec une mauvaise foi totale. Mais malheureusement, les médias français sont souvent coutumiers du fait. Vous avez parlé aussi de la Crimée. Sur le plan juridique, lorsque l’Union soviétique se disloque, la Crimée réclame indépendante. L’Ukraine l’annexe. Ensuite, la Crimée proclame à nouveau son indépendance par une délibération. Et à ce moment-là - Mémorandum de Budapest, où on reconnaît les frontières de l’Ukraine qui accepte de ne pas garder l’arme nucléaire - la Crimée ne fait pas partie de l’Ukraine. Deux mois plus tard, cette déclaration d’indépendance, la deuxième, est abolie par les Criméens eux-mêmes.

Je dirais que oui, il y a un problème avec la Crimée. Autant se mettre autour d’une table et le régler comme cela doit l’être. Malheureusement, dans ces relations internationales avec cet hégémon qui s’est constitué après justement la dislocation de l’Union soviétique, les États-Unis se sont vus comme la puissance dominante du monde et qui devaient le rester.

R : Je pense que dans cette polémique le hic n’est pas que ce que je dis est vrai ou faux, mais si on a la liberté d’expression dans un débat ouvert d’une télévision. Je pense qu’il faut sauvegarder la liberté d’expression dans les médias et l’opinion publics. Surtout sur des problèmes internationaux, des points de vue différents ne font pas peur. Par exemple, sur la crise ukrainienne, du côté des pays occidentaux et du côté russe, les points de vue sont contradictoires, mais il n’y a pas un juge qui peut dire qui a raison.

Les pays occidentaux parlent haut et fort de la sauvegarde de la souveraineté et de l’intégrité territoriale du pays. Mais avant, ce qu’ils ont fait, c’était tout à fait le contraire. Et même maintenant, dans le cas de la Serbie et du Kosovo, leur position est contraire. Comment ils peuvent justifier leur position contraire ? Il ne faut pas accuser gratuitement les autres. On peut faire discussion.

Maintenant, je reviens sur la question de l’Afrique. En effet, la Chine a beaucoup fait pour aider les pays africains à se développer. Nous les avons aidés à construire des infrastructures, ce qui constitue la base du développement et améliore le climat d’investissements. Depuis l’an 2000, la Chine a déjà construit en Afrique 100 ports maritimes, 1 000 ponts traversant les grandes rivières, 10 000 kilomètres de chemin de fer, 100 000 kilomètres de route, et d’innombrables hôpitaux et écoles pour les pays africains.

Les pays africains n’ont pas d’argent pour construire toutes ces infrastructures, et la Chine leur prête de l’argent. C’est normal, n’est-ce pas ? Comment rembourser ? La Chine dit que vous avez des ressources naturelles, nous en avons besoin, donc nous prêtons de l’argent, achetons vos ressources naturelles, et vous pouvez nous rembourser avec cet argent. On n’a pas besoin de payer maintenant mais après. C’est plutôt faire crédit aux pays africains.

Dans ce cas-là, les pays occidentaux nous accusent de tendre le piège de dettes aux pays africains. Beaucoup de pays africains sont endettés, mais dans leurs dettes extérieures, la Chine représente seulement quelques 10%, au plus 15%. Le reste, ce sont des dettes dues aux pays occidentaux, que ce soit des institutions multilatérales ou des créanciers commerciaux privés. Ce n’est pas la Chine qui a causé la crise de dettes des pays africains. Mais maintenant, les pays occidentaux disent que nous devons assumer la responsabilité de la crise de dettes en Afrique et dans d’autres pays en développement. Ce n’est pas juste.

D’ailleurs, ce que fait la Chine est tout à fait différent de ce que faisaient les pays colonialistes en Afrique. Dans le passé, les pays colonialistes occidentaux venaient en Afrique pour y piller la richesse. Ils n’ont rien fait pour développer ces pays-là. Pendant près de 200 ans, qu’est-ce qu’ils y ont laissé ? Les pays africains restent toujours pauvres. Avec ce qu’a fait la Chine pendant seulement quelques décennies, les pays africains sont déjà munis de beaucoup de nouvelles infrastructures. Par exemple, au Kenya, la Chine a construit une ligne de chemin de fer de plus de 400 kilomètres. Ce projet a fait augmenter la croissance économique du pays de 1,5 point de pourcentage, créé quelque 40 000 emplois, raccourci le temps et augmenté l’efficacité du transport entre la capitale Nairobi et la ville portuaire Mombasa. C’est seulement un petit exemple. Donc, la Chine n’est pas un « nouvel impérialiste ». Elle est un ami et partenaire fidèle des pays africains. Sinon pourquoi les pays africains ne croient pas les allégations des pays occidentaux sur la Chine ?

Q : Je vais vous poser une dernière question difficile : le mouvement qui s’est enclenché, l’accélération historique qui a suivi l’intervention russe du 24 février 2022, décrite par le président Xi Jinping comme un changement qu’on n’a pas connu depuis 100 ans, une accélération de l’Histoire tout à fait incontestable qui voit que la multipolarité est en train de commencer à s’imposer sur son alternative qui est l’unipolarité. Beaucoup ont considéré qu’on était en face d’une rébellion du Sud Global, de la majorité mondiale contre cette hégémonie. On ne veut plus vous obéir. La guerre en Ukraine, ce n’est pas notre affaire. On préférerait bien évidemment la paix, mais on n’accepte plus cette globalisation qui était la forme moderne de la domination occidentale. Lénine disait « La révolution, c’est quand le sommet ne peut plus et quand la base ne veut plus ». Est-ce que cette révolution va pouvoir s’accomplir sans un affrontement militaire majeur ? Je voulais savoir quel était votre point de vue, pessimiste ou optimiste ?

R : Effectivement, le monde d’aujourd’hui traverse un changement majeur inédit depuis un siècle. Si on voit au niveau mondial, c’est comme dit Lénine « le sommet ne peut plus, la base ne veut plus ». Le sommet dans le monde, c’est quoi ? C’est l’Occident. C’est G7. C’est les États-Unis qui ont l’hégémonie. Ils ne peuvent plus maintenir leur hégémonie.

Ce n’est pas une mauvaise chose pour le reste du monde. On dit maintenant la démocratisation des relations internationales. Il faut la poursuivre, dans laquelle tous les pays, grands ou petits, pauvres ou riches, puissants ou faibles, sont égaux. C’est ce à quoi aspirent les pays en développement, les pays faibles et pauvres.

La Chine est parmi ces pays en développement. Même si elle est devenue la deuxième économie du monde, elle considère que son statut reste toujours pays en développement. Parce que nous avons le même intérêt que d’autres pays en développement de lutter pour un ordre plus équitable et plus juste du monde.

Ce que nous poursuivons est à l’encontre des intérêts des États-Unis qui veulent rester toujours au sommet du monde. Ils ont déclenché des guerres commerciales et scientifiques contre la Chine depuis quelque cinq ans, et ils veulent faire le découplage avec la Chine pour couper le processus du progrès économique et scientifique de la Chine, pour l’obliger de rester toujours au-dessous d’eux et d’autres pays occidentaux. Ce n’est pas juste. Le peuple chinois a le droit d’avoir une meilleure vie et de réaliser un développement meilleur. Ce droit est souverain et légitime. C’est pourquoi il existe un conflit entre la Chine et les États-Unis. Même si la Chine n’a pas l’intention de défier la position numéro un des États-Unis, ils considèrent que la Chine est leur menace principale.

En fait, ce que fait la Chine, c’est dans l’intérêt des autres pays en développement. Maintenant, on a créé la notion « Global South » (le Sud Global). C’est une notion un peu bizarre. Je pense qu’on veut écarter la Chine de ce groupe du Sud Global. Mais en fait la Chine en est partie intégrante. La tentative réelle du créateur de la notion est de diviser la Chine et d’autres pays en développement. Parce que les États-Unis considèrent que la Chine est leur adversaire principal. Ils veulent obtenir le soutien non seulement de leurs alliés occidentaux, mais aussi d’autres pays en développement. Ce n’est pas possible.

Q : Je pense que ce sera probablement voué à l’échec. Espérons que ça ne débouchera pas sur des crises qui poseront la question de l’affrontement militaire. Je pense que les États-Unis, contrairement à ce qu’ils imaginent, n’ont plus probablement, pour différentes raisons, les moyens d’être le gendarme du monde, les moyens économiques, sociaux et culturels. C’est un pays qui est confronté à de graves difficultés. Cela étant, on ne sait jamais qui sera celui qui aura la responsabilité d’appuyer sur le bouton. Donc bien évidemment, il faut rester extrêmement prudent.

Excellence, je vous remercie infiniment de cet entretien. Je crois que c’était très important, y compris pour ceux qui nous suivent, de leur montrer un point de vue équilibré, de leur montrer effectivement ce que pense un pays important comme la Chine. Lorsque j’ai été en Chine, j’ai rencontré une grande civilisation. C’est quelque chose qui m’a beaucoup frappé. Je vais rester sur une petite anecdote : Platon, qui est le philosophe fondateur de la civilisation occidentale, était contemporain de Confucius. Pour moi, c’est un symbole extraordinaire. C’est la raison pour laquelle ce sont des civilisations différentes, mais il n’y a aucune raison de ne pas s’entendre, de ne pas communiquer et de ne pas apprendre. J’invite ceux qui nous regardent : si vous avez l’occasion, il faut aller visiter la Chine.

R : La civilisation traditionnelle de la Chine est toujours pour la poursuite de paix, de l’harmonie, de bons termes entre les hommes. Nous sommes depuis toujours contre le conflit et la guerre. C’est ce que préconisent Confucius et les autres grands penseurs de l’antiquité de la nation chinoise.

C’est pourquoi si dans le monde occidental, on parle toujours de la possibilité d’une « menace chinoise » quand elle monte en puissance, c’est imaginaire. Dans le sang de la nation chinoise, il n’y a pas de gène du bellicisme. La Chine est une nation pacifique. Je pense qu’on peut en être sûr. Au moins, les pays en développement en sont sûrs, parce qu’ils ont déjà eu des expériences de coopération et de paix avec la Chine. Les pays occidentaux doivent avoir cette confiance, parce que jusqu’à maintenant, au moins avec l’Europe, on n’a que la coopération entre la Chine et les pays européens. On n’a pas de conflit, on n’a pas de guerre. Pourquoi l’Europe considère encore la Chine comme un rival systémique à l’image des États-Unis ? Ce n’est pas la peine.

Q : On va encore une fois de plus vous remercier surtout de ces paroles d’apaisement qui vont peut-être nous rendre un petit peu optimistes mais prudents. Il y a la fameuse expression « Si vis pacem, para bellum », c’est-à-dire « si tu veux la paix, prépare la guerre. » Mais j’incite aussi à la lecture de Sun Tzu, de L’Art de la Guerre qui est extrêmement intéressant justement pour montrer que l’affrontement brutal est jamais recherché.

R : Sun Tzu a beaucoup d’expressions sur la paix et la guerre qui sont très sages. Et je me rappelle une phrase de Machiavel qui dit « On fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut. » Maintenant, on ne peut pas encore terminer la guerre, les pays européens, les membres de l’OTAN, la Russie, l’Ukraine... Mais j’espère qu’ils peuvent le plus tôt possible terminer cette guerre.

Q : Merci beaucoup.

R : Je vous en prie.


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